Tous les créateurs de musique, qu’ils soient en débute de carrière ou bien établis, seront inévitablement confrontés à des défis de temps à autre. Les créateurs de musique noirs et autochtones se heurtent à des barrières systémiques bien ancrées du simple fait qu’ils appartiennent à un groupe traditionnellement sous-représenté. Il peut en être de même pour d’autres groupes, en fonction de la race, de l’origine ethnique, de l’expression ou de l’orientation de genre, des capacités, de l’âge, de la classe sociale ou de toute autre forme de marginalisation. Cependant, le niveau des obstacles systémiques et des privilèges vécus par les individus au sein de ces groupes peut être très différent : une personne blanche dans l’un de ces domaines peut avoir une expérience très différente de celle d’une personne noire.
À la lumière des événements qui ont occupé notre cycle d’actualités et de la prise de conscience sociétale générale concernant l’équité, de nombreux acteurs clés de l’industrie canadienne de la création musicale ont entamé un processus d’autoréflexion en identifiant les préjugés qui ont alimenté cette discrimination qui existe depuis longtemps ainsi que les obstacles à l’accès qui existent pour les créateurs marginalisés dans le but de les démanteler activement. Même si les mesures prises jusqu’à présent pour accroître la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI) sont encourageantes, il reste encore beaucoup de chemin à faire.
Apprenez-en plus au sujet de la relation entre pouvoir et privilège.
Préjugés
De nombreux préjugés existent depuis si longtemps et ils sont si profondément ancrés qu’ils sont devenus normalisés de manière systémique. Dans l’industrie canadienne de la création musicale, certains acteurs essentiels et influents (les organismes de financement, par exemple) ont généralement favorisé le développement, la promotion et le succès de la musique « blanche » au détriment des œuvres enracinées dans la musique d’autres cultures et géographies.
En décembre 2020, la Canadian Independent Music Association (CIMA) a commandé un rapport pour étudier l’impact de COVID-19 sur l’industrie musicale. Il a constaté que, même avant la pandémie, « en général, il [était] difficile pour les créateurs [noirs, autochtones et de couleur] d’accéder à l’industrie musicale… Les groupes démographiques sous-représentés sont souvent confrontés à des obstacles supplémentaires à la découvrabilité et à la monétisation de leurs œuvres. »
Dans une analyse du rapport de la CIMA, le magazine NOW note que « les préjugés systémiques déterminent qui a accès aux subventions et aux fonds au Canada, qui a la possibilité de jouer en direct et de faire entendre sa musique et qui est admis par les contrôleurs d’accès. Cette pandémie a élargi ce fossé, car les artistes émergents et déjà marginalisés ont été les plus durement touchés. »
Des préjugés ont également été observés dans les pratiques d’embauche pour de nombreux projets impliquant des créateurs de musique. Des organisations artistiques et de divertissement aux sociétés de production, les clients et licenciés qui engagent les créateurs sont principalement détenus, dirigés et emploient des hommes blancs. En outre, lorsque des programmateurs, des administrateurs, des producteurs ou des créatifs à la recherche de postes de direction embauchent, on peut voir qu’ils recherchent des candidats qui leur sont familiers. L’embauche peut devenir cyclique, ce qui amène à croire à tort que le bassin de créateurs non blancs et non masculins est très limité.
Un cycle semblable peut être observé dans la composition des jurys d’octroi. Le manque de représentation diversifiée au sein des jurys et des comités d’examen des demandes peut entraîner une perspective étroite de ce qui mérite d’être financé, les bénéficiaires de subventions devenant souvent eux-mêmes membres du bassin des jurys et des comités de sélection.
L’une des principales constatations du rapport Closing the Gap publié en 2022 par l’Association canadienne de la musique sur scène est que « l’accès au financement était l’obstacle le plus fréquemment identifié par les répondants autochtones (45 %), noirs (53 %) et de couleur (49 %). »
L’exception est lorsque la musique de certains genres non blancs (p. ex., blues, hip-hop et R&B) ou de certains groupes culturels (p. ex., la musique autochtone, ou encore de l’Asie du sud ou de l’Asie orientale) est nécessaire ou souhaitable pour un projet. Dans ces cas, les créateurs noirs, autochtones et de couleur sont activement recherchés, mais de manière temporaire et pour des expériences professionnelles précaires. Ces créateurs finissent souvent par être catalogués professionnellement et négligés pour des opportunités qui leur permettraient de démontrer la portée de leur talent.
Ce sont ces types de préjugés systémiques qui entraînent un accès inéquitable – au financement, au parrainage, à la découvrabilité, etc. – pour les artistes des communautés sous-représentées qui œuvrent dans des genres musicaux non blancs.
Heureusement, comme nous l’avons mentionné, l’industrie semble enfin ouvrir les yeux – prendre conscience de ses préjugés inconscients – et agir activement pour la DEI. Ce qui est vital pour le succès de cette entreprise, cependant, c’est l’adoption d’une approche sincère et holistique de l’inclusivité. Les nominations et les embauches symboliques sont délétères de par leur nature même. Ce qu’il faut vraiment, c’est un examen de tous les rôles à tous les niveaux afin d’identifier qui n’est pas représenté à la table, de trouver des moyens de faire participer ceux qui ont été exclus, et d’accueillir leurs voix de manière égale et en offrant des opportunités significatives et durables.
Diplômanie
Les préjugés peuvent également contribuer à la diplômanie dans l’industrie de la musique. La diplômanie est « une idéologie [qui] place les diplômes formels au-dessus des autres façons de comprendre le potentiel et les capacités de l’être humain ». Elle part du principe qu’une personne ayant reçu une éducation supérieure possède plus d’intelligence et de compétences qu’une personne qui n’en a pas, au lieu de s’interroger sur les obstacles et l’accès à ladite éducation supérieure.
Les populations autochtones, en particulier, peuvent avoir des obstacles générationnels à l’accès à l’enseignement supérieur, avec un héritage de risque posé par les établissements d’enseignement secondaires et postsecondaires du Canada. Les récits contemporains des colons sur la dévalorisation du savoir autochtone sont abordés par Leanne Betasamosake Simpson dans son livre paru en 2011, Dancing on Our Turtle’s Back. « Je pense que pendant longtemps, au Canada et en Amérique du Nord, les peuples autochtones ont été positionnés comme n’ayant pas de connaissances », déclare-t-elle. « Individuellement, nous avons en quelque sorte été stéréotypés comme étant stupides. Nous avons été ignorants, nous n’avons pas utilisé notre conscience collective et c’était très délibéré parce que c’est ainsi que le colonialisme, la colonisation et maintenant le colonialisme de peuplement opèrent réellement. Donc, c’est vraiment quelque chose qui a un impact très personnel – une façon d’effacer les peuples autochtones de la terre et d’effacer notre intelligence et notre présence. » (traduction libre)
En raison de l’histoire coloniale du Canada et de la fondation de ses principales institutions (c.-à-d. gouvernementales, religieuses, culturelles, éducatives, etc.) par des hommes blancs, on craint que ces préjugés ne soient ancrés de génération en génération. L’héritage de ce préjudice peut se manifester dans l’attente selon laquelle les créateurs de musique formés aux genres d’Europe occidentale ont fréquenté les institutions académiques traditionnelles qui délivrent des diplômes. En conséquence, cette formation est considérée comme plus valable et plus valorisée que l’enseignement associé à d’autres genres.
Apprenez-en plus sur les divers types de préjugés.
Obstacles à l’accès
Même lorsqu’il est reconnu que les membres des groupes sous-représentés sont nécessaires et qu’on leur demande de prendre un « siège central à la table », il existe encore de multiples obstacles systémiques qui les empêchent de prendre ce siège de manière holistique et significative. Pour de nombreux créateurs de musique, certains des obstacles à l’accès qui sont particulièrement exaspérants peuvent être :
Éducatifs et informationnels
Avant qu’une personne puisse travailler afin de devenir créatrice de musique professionnelle, elle doit savoir que cette voie professionnelle est une option viable pour elle. Bon nombre de membres de communautés sous-représentées et marginalisées ne s’embarquent pas dans une telle carrière simplement parce qu’on ne leur a pas dit – ou qu’ils n’ont vu aucun exemple – qu’elle leur est effectivement accessible.
En fait, l’éducation des futurs créateurs sur les opportunités qui les attendent devrait commencer à l’école primaire et se poursuivre au secondaire de manière à ce que les élèves intéressés sachent qu’ils peuvent réellement poursuivre la création musicale comme une carrière viable, l’enseignement postsecondaire n’étant qu’une des nombreuses voies ultérieures qui s’offrent à eux. Les facultés de musique des collèges et des universités peuvent aider leurs étudiants à identifier le type de création musicale qui les intéresse, et les doter des connaissances spécialisées dont ils ont besoin pour réussir.
Il existe des pratiques tout aussi valables dans les cultures africaines, de la diaspora africaine et les cultures autochtones qui respectent le partage et le maintien des connaissances générationnelles « informelles » avec une grande valeur. Dans son étude nationale sur l’industrie de la musique autochtone, APTN a constaté que « seulement 16 % des artistes ont rapporté avoir reçu une éducation musicale formelle dans une école de musique et seulement 9 % ont rapporté avoir appris l’aspect commercial de la musique dans un collège, une université ou une école de musique. » Un des répondants déclarait : « J’obtiens plus de valeur quand je pars en tournée ou quand je travaille sur différents projets. Je ne peux pas aller à l’école pour ça. »
En cours de route, établir des interactions avec divers créateurs établis comme intervention précoce démontre l’accès, le réseautage et les possibilités pour tous. C’est l’incarnation du principe voulant que « si tu le vois, tu peux le devenir ». Il importe toutefois que ce soit fait d’une manière naturelle qui n’est ni abusive, ni nuisible, ni symbolique.
En fin de compte, l’industrie doit remettre en question les pratiques concernant la manière et le lieu où elle interagit avec la communauté. Une grande partie du travail actuel sur l’équité peut être un double fardeau pour les créateurs de musique noirs, autochtones et de couleur. L’industrie doit faire sa part pour être présente et s’adapter aux communautés, pour apprendre et désapprendre, et pour défendre les programmes de mentorat, les sources de financement, les événements de réseautage et autres opportunités de développement professionnel qui peuvent aider les créateurs des communautés sous-représentées à progresser.
Géographiques
Les créateurs de musique vivent souvent loin des lieux où se trouvent les ressources professionnelles. Et si une grande partie de l’œuvre des créateurs est indépendante, rencontrer et cultiver des relations avec les personnes qui leur offriront ce travail nécessite parfois une interaction en personne.
Si un créateur ne se trouve pas à proximité d’une communauté créative florissante, certains organismes de financement canadiens offrent des subventions pour les déplacements aux créateurs afin qu’ils puissent assister à des événements spécifiques de l’industrie tels que des festivals, des conférences, des cérémonies de remise de prix ou des camps de création pour des raisons liées à leur carrière.
De plus, les changements provoqués par la pandémie de COVID-19 ont multiplié les possibilités de travailler et de travailler en réseau à distance. Les créateurs de musique peuvent plus facilement former à distance des liens avec leurs collègues créateurs et d’autres professionnels du secteur via des événements en ligne significatifs, des groupes de médias sociaux et des vidéoconférences.
Interpersonnels
Les restrictions géographiques ne sont pas les seules barrières qui empêchent les créateurs de musique de réseauter avec d’autres. Pour les créateurs qui sont neurodivers, ou qui ont un handicap physique ou un trouble de l’anxiété sociale, se frayer un chemin parmi de grands groupes de personnes dans des lieux souvent inaccessibles peut être frustrant et profondément inconfortable. De plus, ces événements se déroulent fréquemment dans des bars ou d’autres lieux où l’on sert de l’alcool, ce qui peut poser un problème aux créateurs qui ont un trouble lié à l’usage d’une substance.
Afin de surmonter ces obstacles, certains groupes et organisations ont commencé à varier les lieux et les moments où se déroulent leurs activités de réseautage. Par exemple, certains organisent des événements « marche et jase » dans des espaces extérieurs accessibles ou encore se réunissent tôt le matin pour discuter autour d’un petit-déjeuner ou d’un café. D’autres proposent des options en ligne basées sur l’hébergement virtuel adopté pendant la pandémie de COVID-19.
Financiers
Les coûts initiaux associés au fait de devenir un créateur de musique professionnel – pour acheter du matériel et produire des documents promotionnels, par exemple – ne sont peut-être pas aussi importants qu’autrefois, mais ils peuvent encore être prohibitifs pour de nombreuses personnes qui ne sont pas issues de la richesse ou des privilèges.
Comme les créateurs sont presque toujours des sous-traitants indépendants et qu’ils ne reçoivent donc pas de chèques de salaire de manière régulière, ils doivent soit assumer un certain risque financier permanent, soit exercer plusieurs emplois pour joindre les deux bouts. Cela constitue un obstacle et les désavantage considérablement par rapport aux créateurs qui ont accès à un filet de sécurité fiscal et peuvent se consacrer à plein temps à la pratique de leur métier et à la gestion de leur entreprise.
Bien qu’un nombre limité de subventions et de prix existent pour apporter un soutien financier aux créateurs de musique sous-représentés, une barrière financière peut entraver de nombreux points de participation. En effet, certains organismes subventionnaires financent à plusieurs reprises des types de projets spécifiques et pas d’autres.
La plupart des membres des comités ou des jurys d’examen des candidatures, s’ils ne sont pas eux-mêmes membres de groupes sous-représentés, peuvent ne pas comprendre les projets proposés ou ne pas s’identifier aux témoignages personnels partagés par les candidats qui le sont. Ce n’est qu’en assurant la diversité des groupes de personnes qui composent ces organismes de financement qu’une diversité de candidats recevra les subventions et les bourses.
Heureusement, on constate des progrès à cet égard. La collecte et l’analyse des données relatives aux caractéristiques démographiques des bénéficiaires (p. ex., race, identité de genre, origine ethnique, orientation sexuelle, etc.) contribuent à rendre l’attribution des subventions plus équitable. Ce processus peut identifier objectivement qui sont les bénéficiaires et, par conséquent, permettre aux financeurs d’appliquer leurs pratiques d’équité à travers leur financement.
Familiaux
Tous les obstacles ne sont pas externes. Les créateurs de musique de première génération sont souvent confrontés à une opposition cyclique de la part de leur famille. Il peut y avoir une tension culturelle intergénérationnelle autour de la sécurité, de la viabilité ou de la respectabilité de la création musicale en tant que carrière. Et l’hypothèse selon laquelle il ne s’agit pas d’un « vrai travail » est généralement liée au fait que les créateurs à succès qui sont eux-mêmes membres de ces groupes culturels ne sont généralement pas visibles. Pour contrer cette idée fausse, il faut rehausser le profil des créateurs établis de ces communautés par tous les moyens possibles.
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